La nuit vient de tomber et la lune monte doucement dans le ciel. Je remarque à peine les ombres de ma chambre qui s’allongent au contact de sa pâle lueur tandis que je m’installe derrière ce bureau que je délaisse depuis trop longtemps. Une pile de feuilles devant moi et la plume à la main.
Dans un geste d’appréhension et d’excitation mêlé, je la trempe dans l’encre et l’élève au-dessus de ce vaste rectangle encore vierge.
M’absorbant dans la contemplation de cette goutte noire, tremblotante à son extrémité.
Il me semble y discerner la multitude de mots et d’émotions que je retiens en moi depuis toutes ces années. Un flot tourbillonnant de tristesses et de rêves sur le point de se fracasser sur le papier.
Un instant, j’hésite. Me dit qu’il est trop tôt. Que je ne suis pas encore près. Mon cœur s’accélère. La peur surgit et les larmes montent doucement. Trop tôt. Bien trop tôt !
Je clos mes yeux dans l’espoir de les refouler. Les empêcher de couler… Et me noie dans ce regard, du bleu d’un ciel d’été, qui semble gravé depuis quelques jours derrière mes paupières…
Telle un phare, sa lumière tranche l’obscurité de mes pensées agitées et m’invite à aller de l’avant. Mon cœur se calme presque aussitôt. Le chemin sera long et les eaux profondes, mais tant que cette lueur sera là, je ne pourrais pas me noyer.
Rouvrant les yeux, je relâche le souffle que je n’avais pas eu conscience de retenir et enfonce la pointe de ma plume dans la feuille devant moi.
Il est temps que mon voyage reprenne !
*
Pendant que la fête bat son plein, je contemple le fantôme miroitant du bateau glissant sur la mer d’encre sur laquelle nous voguions. Sa surface aussi calme et tranquille que ce que les passagers étaient bruyants et agités.
Cela durait depuis des heures et semblait ne devoir finir que lorsque nous aurions atteint notre destination.
J’avais bien essayé de me joindre à eux, mais je n’avais décidément pas le cœur à la fête. Plus le voyage se prolongeait, plus il m’était devenu difficile d’afficher ce sourire crispé qui me servait de masque depuis l’embarquement. Aussi avais-je rapidement trouvé refuge sur le pont inférieur, là où ma mine triste ne dérangerait personne.
Malheureusement, le silence et la paix avaient été de courte durée… Depuis que les premières lueurs de la ville étaient apparues à l’horizon, c’était un flot ininterrompu de fêtards braillards et éméchés qui avaient envahi le bastingage à l’avant du navire. Le vent se faisant un malin plaisir de m’apporter leurs vivats et leurs cris d’émerveillement à la vue de toutes ces lumières. Les colonnes scintillantes de la Cité se reflétaient dans les eaux calmes de la baie. Donnant l’impression que deux villes jumelles brillaient de tout leur éclat et nous tendaient les bras.
Mais je n’avais que faire d’un tel spectacle. Au contraire de tous les autres, mon regard se tournait de l’autre côté de la mer. Vers cette terre que je semblais bien être le seul à regretter. À laquelle je m’étais accroché le plus longtemps possible. Y parvenant un moment… Avant d’être finalement obligé de monter à bord du ferry à mon tour.
Le départ pour ce nouveau monde n’avait été que bousculade et cris de joie. Tous rêvaient de faire la traversée depuis des années et ils n’avaient cessé de parler de tous ces grands projets qu’ils réaliseraient une fois arrivés. De tout ce qu’ils souhaitaient être et qu’ils deviendraient enfin une fois de l’autre côté. Comme s’ils n’avaient pas vraiment vécu jusque-là. Qu’ils n’étaient pas libres d’accomplir ce que bon leur semblait et qu’ils s’étaient contenté d’échafauder des plans en attendant le jour du voyage.
Oui, tous les autres emmenaient leurs rêves avec eux de l’autre côté de la mer.
Tandis que moi, j’avais enterré les miens avant de partir…
Tous s’en venaient vers ce nouveau monde avec des valises vides, seulement emplis de projets et d’espoirs. Ils n’avaient rien trouvé à emporter avec eux de leur ancienne vie. Puisqu’à leurs yeux, elle n’avait pas encore vraiment commencé.
À l’inverse, j’aurais tout donné pour avoir le moindre objet auquel me raccrocher… Au lieu de quoi, mes propres bagages débordaient de souvenirs hallucinés et de blessures à vif…
Dans un geste futile, je tendis la main en direction de cette terre lointaine tapie par-delà les vagues. Pour tenter de m’y accrocher encore un peu. En arracher ne serait-ce qu’un fragment que j’aurais pu garder avec moi.
En vain, bien sûr. Mais tandis que la douleur m’arrachait un sanglot, je vis, à travers mes larmes, une plume flottait devant moi au gré du vent et, sans même m’en apercevoir, je dissipais les pleurs qui embuaient mes yeux pour mieux en suivre les acrobaties.
Calquant le rythme de ma respiration sur la brise qui la conduisait inexorablement vers les flots, plus près, toujours plus près, à chaque circonvolution. Jusqu’à ce que l’embrun commence à en humidifier les lames. Alors même que je pensais la voir se faire engloutir par la prochaine vague, qui déjà se dressait avide, un souffle de vent nouveau l’emporta haut dans le ciel. Laissant ma propre respiration s’échapper de ma gorge nouée, je regardais la plume s’envoler de l’autre côté du navire.
Vers notre destination. Vers l’avenir.
*
Lorsque le bateau arriva enfin à quai, bien que toujours morose, j’avais rejoint les autres passagers. Plein que j’étais d’une nouvelle résolution. Je ne partageais toujours pas leur enthousiasme, mais j’étais bien décidé à les accompagner dans leur découverte de notre nouveau foyer.
Oui, contrairement à eux, j’avais vécu lorsque nous étions encore de l’autre côté, trop peut-être, mais je ne comptais pas balayer tout ceci d’un revers de main et faire comme si toutes ces années n’avaient, ni comptées, ni même existées. Mais je me devais d’au moins faire l’effort d’essayer de me reconstruire ici.
C’est plein de cette fragile détermination que je contemplais bouche bée, au milieu de la foule de passagers miraculeusement silencieuse lors de notre entrée au port, la démesure de la Ville qui nous accueillait.
Se dressait devant nous une myriade de tours aux silhouettes interminables prenant d’assaut le ciel nocturne. Y scintillant telles des étoiles aux couleurs folles et électriques.
Transformant la nuit en un véritable arc-en-ciel sur-vitaminé. Partout de la musique et des cris de joie retentissaient. Comme si toute la Cité s’était rassemblée pour se joindre à la fête qui avait fait rage à bord tout le long du voyage. Lui apporter un nouveau souffle, un rugissement même, qui nous entraînerait tous jusqu’aux dernières lueurs de l’aube dans une folle farandole.
Et c’est ce qui se produisit.
À peine, le bateau fut-il arrimé, que tous ses passagers se déversèrent en un flot impétueux à travers la Ville. M’entraînant bon grès mal grès à leur suite.
Pas de règles. Pas de limites. Tels étaient les mots d’ordre ici. Pour rejoindre la Cité proprement dite, notre cortège dut d’abord traverser la fête foraine, la plus excentrique et la plus décadente que l’on puisse trouver. Chapiteau de la taille d’un château. Manèges géants garnis d’une horde de chevaux de bois et d’autres animaux tous plus fantastiques les uns que les autres. Maison hantée installée dans un véritable manoir victorien. Balançoire géante construite avec la carcasse d’un bateau pirate qui semblait avoir traversé bien des batailles.
Tout ce que l’on pouvait espérer trouver dans un tel lieu lors de nos sorties d’antan était là.
En plus grand. Plus lumineux. Plus…Tout, simplement, plus !
Pied de nez ultime à notre enfance semblant nous hurler que tout ce que nous avions pu connaître, ou même rêver, serait cent fois meilleur désormais. Que tout ce à quoi nous pouvions aspirer la Ville était capable de nous l’offrir au-delà de toutes nos espérances et de toute mesure.
Cette foire monstrueuse semblait s’étendre sur des kilomètres et pourtant, toujours porté par le flot des autres passagers, je la traversais en un battement de cils. Aussi fou que soit tout ceci ce n’était pas ce qui intéressait mes camarades.
Ils n’avaient d’yeux que pour une chose. Le centre de la Ville. Ils avaient hâte de goûter aux nouveaux plaisirs qu’on leur réservait là-bas et ce n’était pas une montagne de barbe à papa, ou des cascades de sodas en tout genre qui leur barrerait la route des artères principales de la Cité, dans lesquelles ils ne tardèrent pas à se répandre. Flot de sang neuf empli de vigueur se déversant dans le cœur qu’ils étaient venus nourrir.
Et tandis qu’une immense clameur, poussée par un millier de gorges, s’élevait avec force, dans cette nuit aux allures de jour sous LSD, la fragile détermination qui m’avait saisi sur le navire vola en éclats…
Ici, l’alcool, ainsi que bien d’autres choses, coulaient comme de l’eau. Les tabous, les interdits et les inhibitions, semblaient ne pas avoir droit de cité et où que je pose mon regard ce n’était que débauche et démesure.
Des couples, ou des groupes, se formaient un peu partout. Avant d’aller trouver un peu de tranquillité dans les divers hôtels jalonnent notre parcours, les ruelles… Ou se moquant complètement d’avoir un semblant d’intimité. Les autres, les rejetés, les malchanceux, se contentent de s’engouffrer gaiement dans des bâtiments aux devantures éclairées par des enseignes aux néons plus qu’explicites. Ce soir, personne ne semblait devoir passer la nuit seul…
Voilà donc ce à quoi ils rêvaient tous ? Ce pour quoi ils étaient si pressés et enthousiastes à l’idée d’accomplir ce voyage ? Décidément, j’aurais dû m’attarder encore un peu plus de l’autre côté…
Comme si cela avait été possible après ce qu’il y était arrivé…
La tête me tournait soudain. Il me semblait être saoul à mon tour. Saoul de toutes ces lumières tape à l’œil, de tous ces cris de joie alcoolisés, de toutes ces mines réjouies que j’apercevais au détour de chaque rue, sur chaque balcon, et qui brusquement me paraissaient vides de la moindre substance…
Voilà que cette multitude d’incroyables bâtiments qui nous entouraient me semblaient désormais fictifs, m’apparaissent comme rien d’autre que des façades de bois peints donnant sur du vide…
Nauséeux, je me traînais vers la ruelle la plus proche sur des jambes chancelantes, ayant de plus en plus de mal à me porter à travers une foule en liesse au milieu de laquelle il me semblait soudainement me noyer.
Priant pour qu’elle soit inoccupée, je titubais en m’agrippant lourdement aux murs de mes mains tremblantes… Essayant d’échapper à cette cohue infernale et à ses vivats incessants, pendant que ma vue se brouillait sous les larmes que je sentais affluer, ne cessant de me répéter que je ne pouvais pas avoir perdu autant pour si peu. Ce n’était pas juste.
Définitivement pas juste…
*
Je finis par m’effondrer, à bout de forces et de nerfs, dans une ruelle sombre. Oublié de tous.
Mon masque de bonne humeur fissuré, disloqué, depuis longtemps. Comme la peau de mes mains à force d’avoir frappé les murs et le sol, à la recherche d’une échappatoire qui semblait bien au-delà de ma portée. Je hurlais à m’en écorcher les cordes vocales. Peu soucieux que l’on puisse m’entendre au milieu du vacarme ambiant. Je m’évanouis de fatigue bien avant que cette ville de fous ne sombre dans le sommeil…
Ma dernière pensée consciente fut que je devais quitter cet endroit au plus vite. Que malgré tous les efforts que je pourrais faire, je n’y serais jamais à ma place… Et je fus exaucé. En quelque sorte.
*
J’étais seul. Les buildings et la foule, tout comme le bruit et la chaleur de la nuit avaient disparu. Ne restait qu’une brume épaisse semblant recouvrir le monde. Ainsi que les étoiles, froides et inaccessibles dans le ciel nocturne. Brillant de tout leur éclat paisible, maintenant, que les tours de la Ville n’étaient plus là pour tenter de leur faire concurrence avec leurs lumières tapageuses.
Il y avait autre chose encore. Un délicieux sentiment de paix, de sécurité. Comme si j’étais à nouveau chez moi. Quelque chose que je n’avais plus ressenti depuis cette maudite nuit…
Je ne voyais rien, mais je savais où j’étais. Nul chemin ne s’offrait à moi, mais je savais précisément où je devais aller. Fendant la brume, j’entrepris donc le voyage qui me ramènerait à la maison.
Un pas après l’autre. Je regardais droit devant moi. Comme si je pouvais déjà apercevoir mon but. Indifférent aux paysages insolites qui ne cessaient d’apparaître autour de moi. Avant d’être presque aussitôt avalé à nouveau par la brume.
Des palais en ruine, des forêts de contes de fées et des îles paradisiaques redevenues sauvages, des châteaux flottant dans le ciel, depuis longtemps laissés à l’abandon. Tout cela et bien d’autres merveilles s’offrirent à ma vue sans que je ne ralentisse un seul instant.
Je savais que chacun de ces lieux avait jadis été un foyer. Un havre de paix où leurs créateurs pouvaient venir se réfugier pour échapper au monde. Du coin de l’œil, je pouvais même deviner leurs splendeurs d’antan. Comme si un linceul fantomatique se superposait à leurs cadavres pourrissants.
Offrant un fugace aperçu de leur gloire passée au voyageur que j’étais. Celle qui avait été la leur avant que leurs architectes ne meurent et ne se diluent dans le néant plutôt que de venir jouir du repos éternel ici. Par ignorance ou par autopunition pour des péchés bien souvent imaginaires…
Ou pire. Qu’ils ne les abandonnent dans la brume pour courir après les chimères de la Ville.
Et ils étaient nombreux ces lieux merveilleux délaissés par des enfants braillards se prenant pour des hommes. Trop occupés à hurler à la lune qu’ils changeraient le monde. Qu’ils seraient des rois, une bière à la main et une fille dans l’autre. Alors même qu’ils avaient autrefois été des dieux en leurs royaumes…
Tout cela me déchirait le cœur, mais je ne pouvais rien y faire… Et il était grand temps que je regagne mon propre domaine.
Aussi continuais-je à marcher. Encore et encore. Inlassablement. Jusqu’à ce que le temps, l’épuisement et la douleur ne soient avalés par la brume à leur tour.
C’est seulement alors, quand marcher un mètre ou une heure devint là même chose que marcher des kilomètres ou des siècles, que je sentis le sol s’incliner doucement sous mes pieds.
Continuant mes efforts, je gravis péniblement les immenses montagnes qui gardaient l’entrée de ma demeure. Prenant plaisir aux baisers glacés que leur souffle semblait me prodiguer. Comme de vieilles amies perdues de vue depuis trop longtemps qui auraient fêté mon retour parmi elles.
Lorsque j’atteignis leurs sommets, je plongeais, avec appréhension, mon regard dans la vallée qui s’étendait au-delà…
Et qui désormais était enseveli sous la neige et la glace.
Du blanc. Partout du blanc. À perte de vue. Il ne restait ni champ, ni forêt, ni cours d’eau. Seulement du blanc que nul empreintes de pas, humaine ou animal ne venaient souiller.
Seul s’élevait encore, bien au-dessus de cette épaisse chape de neige, l’arbre qui trônait au centre de mon domaine depuis toute éternité. Yggdrasil. Sanctuaire de tant de souvenirs… Et de tant de rêves avortés. Le foyer que j’avais dû me résoudre à fuir, et que je n’aurais jamais dû quitter… Tout était à rebâtir maintenant. Et je devrais le faire seul.
Il y avait tant à faire. Même pour moi. Même ici. Pourtant, le désespoir et l’abattement glissèrent sur moi. Je ne fuirais plus.
Telle une complice bienveillante venue saluer ma détermination, la lune s’éleva dans le ciel. Éclairant mon chemin tandis que je descendais des montagnes pour reprendre possession de mon foyer.
Je m’enfonçais un peu plus dans la neige à chaque pas. Accueillant le froid, qui s’insinuait par mes bottes profondément enfoncées dans la neige, avec plaisir. Plus il plantait ses ongles gelés dans ma chair, moins je ressentais. La peur, la douleur, la colère et la solitude. Tout disparaissait sous son étreinte et n’était remplacé par… Rien. Cela faisait tellement de bien.
Comme un automate, j’avançais en ligne droite à travers mon domaine sans jamais dévier de mon but. L’Arbre qui se dressait au loin et qui ne cessait de grandir. Encore et encore. Lui qui semblait déjà atteindre le ciel et continuer bien au-delà quand je me trouvais au sommet des montagnes occupa bientôt tout mon champ de vision. Tant et si bien que lorsque, couvert de neige et frigorifié, j’arrivais enfin aux portes cyclopéennes qui en gardaient l’entrée, l’Univers entier semblait être occupé par son tronc. Et seuls les dieux savaient à quel point ses branches et racines s’étendaient bien au-delà encore.
Pourtant, il me suffit d’effleurer les battants du bout des doigts pour que ceux-ci s’effacent sans un bruit devant moi, si ce n’est la glace craquant et grondant tandis que les immenses panneaux échappaient à son emprise, me livrant le passage vers son cœur, si vaste qu’il aurait pu abriter des mondes, et les escaliers qui conduisaient à mes appartements.
Ceux-ci, comme tout le reste, portaient le même manteau blanc qui recouvrait l’extérieur. Les marches et les murs luisaient de givre et la température devait être bien en dessous de zéro. Mais cela ne m’empêcha pas, une fois arrivé dans ma chambre, de m’allonger avec un soupir d’aise chargé de glace, sur des draps gelés et de m’y endormir aussitôt.
Qu’importe le froid. J’étais à la maison…
*
Mes paupières se soulèvent et retombent. Une fois. Deux fois. Papillon peinant à prendre son envol avant que ses ailes ne se déploient pleinement sous la caresse bienveillante du jour nouveau.
Un instant, la tête me tourne et il me semble apercevoir un plafond richement décoré prisonnier d’une chape de glace iridescente tandis que le soleil entre dans la pièce. Mais alors que le monde s’enflamme, l’illusion se délite et je me réveille enfin complètement.
Je suis toujours dans la ruelle où je m’étais effondré la veille. J’ai la tête lourde et la bouche pâteuse. Avec dégoût, je sens mon corps meurtri recouvert de sueur séchée. Comme si j’avais été pris d’une forte fièvre ou avais effectué un effort intense durant la nuit.
Mais n’était-ce pas justement ce qu’il s’était produit ? N’avais-je pas foulé, des éons durant, des chemins fantastiques que seuls les dieux, les déments ou les âmes simples étaient capables d’arpenter ? N’avais-je pas forcé mon esprit atrophié depuis si longtemps par la perte et le chagrin à regagner mon foyer ? À aller déterrer une fraction, aussi infime soit-elle, d’espoir ?
Si quelqu’un m’avait découvert à cet instant, il n’aurait sans doute vu qu’un jeune homme ayant abusé de diverses substances durant la soirée de la veille. Comme bon nombre d’autres qui devaient encore, en cette heure matinale, jonchés en masse les trottoirs et les ruelles adjacentes de cette Cité décadente.
Et pourtant. Je savais ce que j’avais accompli et, à en croire mes courbatures et les pulsations dans mes jambes, mon corps s’en souvenait également.
L’aube avait beau me ramener à nouveau dans cette allée crasseuse. Dans les rues de cette Ville que j’aurais souhaité ne jamais fouler. Je savais que quelque chose avait changé.
Pour la première fois, depuis longtemps, je me sentais, si ce n’est en paix, au moins apaisé.
Il me suffisait de me concentrer un instant pour superposer à cet univers de béton étouffant, la vision réconfortante d’un lit aux draps de soie couverts de givre, sur lesquels reposait le corps d’un homme au visage si semblable au mien. Un effort supplémentaire et j’aurais presque pu sentir le souffle d’air glacé venu jouer dans ses cheveux couleur de nacre.
Il semblait serein, mais il suffisait de suivre le ballet sauvage de ses yeux sous ses paupières closes pour deviner les épreuves qu’il affrontait dans son sommeil.
C’était peut-être cruel, mais quelque part, ce spectacle m’apaisait. M’aidait à mettre de la distance entre moi et le monde. Entre moi et la douleur. Grâce à lui, je serais à nouveau capable de me fondre dans la foule. Prétendre à une vie à peu près normale. Peuplée d’autres choses que de souvenirs et de cauchemars. Je laissais à la glace le soin d’anesthésier mon esprit et à ce gardien assoupis celui d’affronter mes démons.
Que le Rêveur rêve à une échappatoire en son royaume et que l’on me laisse un peu de répit ici pour panser mes plaies.
Je savais que l’orage qui grondait sous ses paupières closes ne resterait pas indéfiniment cloisonné là et qu’il finirait tôt ou tard par ouvrir les yeux sous l’assaut des cauchemars que je lui avais confiés.